Rap et Hip-Hop bruxellois : de l’émergence à la consécration

Fresco Manneken Peace realized for the thirty years of Hip-Hop in Brussels (2017)
Fresque Manneken Peace réalisée à l’occasion des trente ans du Hip-Hop à Bruxelles (2017)

Le rap fait partie des genres musicaux parmi les plus écoutés de nos jours. C’est particulièrement le cas en Europe francophone où il suffit de se pencher sur les charts français pour en convenir. Cependant, il n’est qu’une émanation d’un genre plus large, le Hip-Hop. Loin de se cantonner à la musique, il a mis en œuvre quantité de nouvelles expériences artistiques. Le contexte sociologique de son émergence lui a conféré un bagage politique important, mais sa nature a fortement évolué au gré des époques.

C’est aussi le cas à Bruxelles où son histoire, si elle ne peut être dissociée du mouvement général, a sa chronologie qui lui est propre. Dans cet article, Futurgrooves se propose de relater les péripéties du Hip-Hop dans la Capitale, de son éclosion jusqu’à son succès actuel qui dépasse les frontières.

Le Hip-Hop, entre besoin d’expression et volonté artistique

Le Hip-Hop, c’est un genre qui jaillit du croisement entre le graffiti, la danse et la musique. Il est un lieu de convergence, regroupant une multitude d’individus issus d’un contexte social commun. En son sein se loge une dimension contestataire forte, maturée dans les milieux populaires et d’immigration. Ses premières trémulations résultèrent d’une envie irréfrénable d’expression, d’une volonté d’être entendu, d’avoir un accès à la Cité – entendre la Ville – qui les rejette. Outre l’intention de dépeindre une réalité et un vécu reniés ou négligés, il est l’expression d’une vraie révolte sociale, faisant de l’illégalité un de ses principaux constituants.

Le Hip-Hop, c’est, aussi, un genre qui fédère des individus animés par la recherche du plaisir artistique. Pratiquer son art, c’est se donner la capacité de pouvoir être un acteur culturel dans la société. Ainsi, s’ajoute à sa dimension politique une esthétique nouvelle dont les éléments visuels et les références s’enracinent dans la culture de masse. Des symboles et figures provenant de la télévision, des jeux vidéo, de la BD, des Pubs, etc, foisonnent dans ses œuvres, se voient transformés, réappropriés.

L’éclosion

Graffiti et tag

Il est difficile d’historiser les débuts du Hip-Hop, dépourvus de traces écrites. Il semblerait cependant que les premiers soubresauts se soient exprimés au travers du graffiti. Initialement porté par des ados, son caractère illégal lui conférait toute la substance de rébellion que cherchaient ses praticiens. Ainsi en voit-on les premières traces à Bruxelles en 1985, notamment dans les quartiers de Schaerbeek, des Marolles, mais aussi à Liège et à Charleroi.

À distinguer du graffiti, le tag est la signature de l’artiste. Il est le témoin de son style, de son geste, des formes et des tracés qu’il favorise. En somme, il est sa « patte ». Ainsi, les graffitis se prédisposèrent à devenir des œuvres signées, témoignages d’une intention artistique, si bien qu’ils devinrent de plus en plus sophistiqués, calligraphiés, arborant des contours et des formes particulières. Agrandis, accompagnés de personnages, le graffiti se présentera graduellement comme un art à part entière, cultivé par ses figures de renom. Dans la capitale, les Shake, Zone, Tras, Roel, font partie de collectifs – les Posses – tels que RAB, CNN, ROC, BH34. Le mouvement se met en branle.

Salam graffiti by UTK, found in 1992 in Josaphat park - Documentation center of the asbl Lézarts urbains

Danse et mixage

Conjointement au graffiti, la danse se développa au gré des nouvelles modes et des images sorties de la culture pop. Ainsi voit-on apparaitre le Poppin’, le Lockin’, le Voging, et aussi, bien sûr, le Break dance. Pour accompagner ces danses, des DJ fabriquèrent de nouvelles compositions musicales et, ce faisant, firent émerger des pratiques inédites. Des extraits de morceaux existants sont transformés, mixés. Le fameux scratching fit son apparition. Il consiste à agiter par à-coups un vinyle sous l’aiguille de lecture pour susciter un bruit de chuintement. Ce qui était à l’origine une fausse manœuvre devient un procédé artistique répandu.

Fresco representing a B-Boy (a "breaker") performing a Breakdance move

Le développement fulgurant des ordinateurs amena au perfectionnement des techniques de mixage. Le sample devint un procédé courant. Traduit en français par le terme échantillonnage, il consiste à prendre un échantillon de morceau – le sample – avant de lui attribuer une nouvelle utilisation musicale. Ce contournement n’est pas sans rappeler le principe de Hacking relaté dans le précédent article. Ces compositions musicales, confectionnées à Bruxelles de la main de DJ tels Daddy K, Kaze, Keso, Fourmi, Smimooz, servirent aussi à l’accompagnement d’une nouvelle manière de vocaliser des textes.

Le Rap

Le rap, porté par ces instru, consiste à scander des paroles cadencées par un rythme – le beat. Ces dernières, non mélodiques, déclament une langue teintée du parler de la rue. Un langage à la saveur provocante, coloré des dialectes et des créoles de quartiers aux populations d’origine immigrée, et embelli de la tchatche propre à la dextérité des joutes de trottoirs. Cette association de nouveautés fera indéniablement son succès.

Un courant était né, fusant de l’intersection entre trois disciplines. Fort de son pouvoir émancipateur, il offrait la possibilité de devenir quelqu’un. En découlera même une philosophie, théorisée notamment par la Zulu Nation, prônant les valeurs du multiculturalisme et de l’anti-délinquance. Le Hip-Hop devenait le lieu d’expression de la colère, l’exutoire des frustrations refoulées.

During the rap battles, two individuals faced each other in an improvised verbal joust - image from the movie 8 Mile (2002)

Chronologie bruxelloise

Eclosion et balbutiements

À Bruxelles, l’émergence daterait des années 80. C’est dans la capitale que la première fois en Belgique on assista au développement du Hip-Hop. La danse en composa les prémices, se manifestant au travers de « battles » officieusement organisées dans des lieux dont l’espace le permettait. Ainsi en voit-on devant la Basilique de Koekelberg, dans les galeries de la Reine, aux abords de la gare du Nord et dans les galeries Ravenstein.

La première explosion Hip-Hop s’observa en 1989. Un Molenbeekois, Benny B., réalise un carton marketing en vendant pas mois de 3 millions d’exemplaires de ses singles, remportant un disque d’or en Belgique et en France. Les titres Vous êtes fous !, Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?, Parce qu’on est jeune en sont les succès les plus saillants. Un nouvel engouement naitra dans le sillage du B-Boy s’affirmant par le biais de groupes tel que BRC, CNN199, Souterrain, 9 mm, et De Puta Madre tous originaires de Schaerbeek. Dans l’imaginaire collectif, la compilation Brussels Rap Convention V1 – Stop the Violence, sorti en 1990, fut le premier album de rap. Le mouvement Hip-hop s’étendit dans tout Bruxelles et, dans la foulée, à travers le territoire belge.

Cover of the Brussels Rap Convention V1 considered by many as the first rap album of Brussels

Les Maisons de jeunes furent les premiers lieux où s’exprimèrent ces artistes. Son caractère underground, inhérent à toute contre-culture, était teinté d’une volonté persistante d’arpenter le centre-ville, de « quitter le ghetto », et davantage encore, d’entreprendre la conquête des grandes salles et, à fortiori, du grand public. À cet égard, le Rap Side Stories en 92 et le Lezarts Hip Hop en 97 marquèrent l’histoire du rap bruxellois. Ils se déroulèrent respectivement au centre culturel Jacques Franck et aux Halles de Schaerbeek.

Dance of the Twins during the Rap Side Stories in 1992 - Photo taken by C.C. J. Franck - Documentation center of the asbl Lézarts urbains

Une vague de foisonnement créatif inonda la Capitale à cette époque.  La scène bruxelloise vit l’apparition de rappeurs aux textes sans ambiguïté, tournant autour de thématiques ancrées dans le réel des quartiers précarisés : la drogue, la misère sociale, la violence, le racisme. Initialement porté avec virulence et radicalité par des adolescents, le courant envisagea petit à petit de collaborer avec d’autres acteurs de la vie culturelle de Bruxelles. Un genre dérivé du rap, le slam, émergea, alors que le street art gagne en prestige et en maturité. Le terme générique et englobant de « culture urbaine » apparait pour désigner toutes les réalisations du Hip-Hop depuis son émergence. Néanmoins, les trois disciplines qui à l’origine participaient du même courant prennent petit à petit leurs distances.

Difficultés et renouveau

Les médias, condescendants et caricaturaux, ne permirent pas directement d’ouvrir le Hip-Hop au grand public. À l’époque, le milieu du disque était peu ouvert et les subsides plutôt rares. Cela expliqua en grande partie le retard de la Belgique par rapport à la France, ou des NTM et autre IAM remplissaient déjà les Zénith. Pourtant, le mouvement continua son bonhomme de chemin. En 1998, DJ HMD sort l’album les Gens d’armes dans la foulée d’une actualité sulfureuse alors que Rival propose son 50 Mc’s. Ils font partie des rares albums produits sous un major belge à l’époque.

The album Les Gens d'Armes follows the death of Semira Adamu, an asylum seeker killed by two police officers who were trying to deport her.

En 2000, une nouvelle génération émergea, sous l’impulsion d’un début de reconnaissance du mouvement Hip-Hop par les pouvoirs publiques. Des artistes comme Trésor, Same Same, Opak, Convok, James Deano, La Résistance et Pitcho commencent à se faire connaitre. Un nouveau rebond semble poindre aux alentours de 2004, ou des rappeurs, nourris majoritairement du rap français déjà existant – a contrario des premiers artistes Hip-Hop s’inspirant de la Funk, de l’électro et des débuts du rap américain – offrent des morceaux privilégiant la punchline, le story-telling et l’introspection. Un album emblématique Umojo du groupe Ultime Team constitue un des cœurs de cette effervescence.

L’engouement ne parvient cependant pas à franchir les barrières du local, alors qu’en France, le rap fait partie intégrante de l’industrie musicale et poursuit sa course effrénée.

Vers la consécration

Un tournant majeur réside probablement dans le passage des cassettes vidéo, jusqu’alors la principale courroie de diffusion, à Internet et au MP3. Le media Give me 5 fait son apparition, fondé par Deparone, et s’emploie à mettre en avant des artistes Hip-Hop d’horizons divers.

En 2008, le Fédération Wallonie-Bruxelles reconnait la légitimité du Hip Hop et envisage l’octroi de subsides. Cependant, il a toujours du mal à se répandre en France. Le rappeur Scylla constitue peut-être une exception. Sa voix caverneuse fidélise un public dans l’Hexagone et fait naitre des connexions entre les scènes parisienne et bruxelloise. Par ailleurs, il ne cache pas son affiliation à Bruxelles, qu’il revendique même dans des morceaux comme Bx Vibes.

Scylla, originally from the group Opak, released her first solo album in 2013: Abysses

Le courant s’élargit et devient de plus en plus diffus. Des rappeurs émergent de quartiers populaires ou non. Entre autres, Roméo Elvis à Linkebeek, la Smala à Ixelles, l’Or du Commun à Boitsfort.  Ces artistes jouissent d’une réception plus favorable des médias et du grand public. Ceux issus des quartiers plus défavorisés peinent quant à eux à sortir de leur popularité initiale. Une scission partielle s’observe entre le rap et son contexte social d’origine, et la nécessité de dépeindre et de dénoncer une réalité se fait moins importante.

Au fil du temps, les producteurs, les agents artistiques, les diffuseurs gagnent en importance et en professionnalisation. L’incontournable agence de production Back in the Dayz s’implante dans le quartier De Brouckère. Un tournant inéluctable s’opère : le hip hop s’institutionnalise et le marché s’en empare. L’envol d’Internet et des réseaux sociaux font exploser les frontières. Ces processus débouchent sur l’année 2016, véritable consécration de la scène rap belge à l’international.

C’est l’année de sortie de Double Hélice de Caballero et JeanJass ainsi que de Morale de Roméo Elvis, albums qui lanceront leurs carrières. D’autres rappeurs/euses comme Hamza et Shay, commencent à se faire une place dans la scène parisienne. Mais c’est indéniablement le rappeur Damso qui aura le succès le plus tonitruant. Tout en revendiquant son appartenance à Bruxelles, il fédère un énorme public en France, à tel point qu’il rivalise avec les plus grands noms du rap français.

Damso at the Vieilles Charrues festival in 2018, making his Vie sign

De nombreux médias dans l’Hexagone diront de 2016 qu’elle est l’année du rap belge. L’Epicentre parisien voyait son hégémonie contestée par une nouvelle scène prolifique. De surcroit, le rap qui en sortait apportait un vent de fraicheur, avec sa légèreté et sa place donnée à l’autodérision.

Quel bilan ?

La Belle Hip-Hop, mural created by LaetiCNN, member of the CNN199 collective

Si le Hip-Hop est désormais bien installé à Bruxelles, il est loin de ce qu’il fut à l’origine. Le rap n’a aujourd’hui plus de liens évidents avec la danse et le graffiti. Bien ancrée dans la culture populaire, il est une musique dont il serait difficile de brosser un message sans tomber dans l’essentialisation. Un découplage s’est opéré avec son contexte social d’origine et ce faisant, il a largement perdu la charge politique qu’il pouvait avoir. Il faut cependant tempérer cette affirmation, et signaler que le Hip-Hop originel jouit toujours d’une grande vitalité. Sortir des canaux du mainstream permet d’en découvrir toute la tangibilité. Beaucoup d’anciens rappeurs sont toujours là, faisant vivre la scène underground, auxquels s’ajoute de nouveaux talents.

Le rap bruxellois, plus généralement le rap belge francophone – et aussi néerlandophone, Stikstof Zwaguere Guy, et bien d’autres, semble aujourd’hui suivre un mouvement multiple. Son caractère made in Belgium – qui continue de jouir d’un large public – et sa frange alternative – qui perdure, s’accompagne d’une réelle intégration dans le « Game » français, dont le centre névralgique demeure Paris. En réalité, à une époque où il est la musique la plus écoutée, le rap a brouillé ses frontières. Se déclinant en une multitude de sous-genres, frisant avec la pop, la chanson française, la house ou la rumba congolaise, il est difficile d’en dessiner des contours précis.

 À la manière du Punk rock, le Hip-Hop a marqué la société avant de s’y fondre. Cela semble être le destin de tout mouvement artistique, dont la popularité finit par aguicher une industrie mercantile y voyant un nouvel horizon de consommateurs. Perd-on pour autant l’essence du mouvement ? Il s’agit là d’un autre débat.

Écrit par Gauthier Guilmot

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